Tribune

Le Luxe peut-il rester désirable sans devenir responsable ?

27 avril 2022

Si l’on en croit les études qui se multiplient sur le sujet, la responsabilité sociale et environnementale des marques est devenue un critère de choix prééminent pour le consommateur. Pêle-mêle, 84% des Américains seraient prêts à payer plus cher pour une marque « socialement responsable » (étude Lab42) et 97% des Français seraient prêts à boycotter une marque qui ne serait pas « exemplaire sur le plan social ou environnemental » (étude Denjean & Associés).

Si les résultats de ces études déclaratives ne se retrouvent pas nécessairement dans les usages ni dans les comportements (les « scandales » qui font bouillonner Twitter n’ont en général que peu d’impact sur les ventes au global), cette évolution des attentes en matière de RSE a dépassé le stade des « signaux faibles ». Par exemple, les entreprises ayant entrepris une démarche RSE suivie surperforment leur marché de 120% en termes de résultats boursiers (source « Meaningful brands by Havas »). Cette performance s’explique par une meilleure réputation et des marques plus puissantes, deux indicateurs qu’on sait fortement contributeurs au succès économique des entreprises.

« 97% des Français seraient prêts à boycotter une marque qui ne serait pas « exemplaire sur le plan social ou environnemental »
(étude Denjean & Associés)

L’arrière cuisine, un non sujet pour le luxe ?

Le secteur du Luxe, quoique sensible au sujet, ne semble pas nécessairement en pointe sur ces questions, alors que les questions d’image de marque sont au cœur même de sa valeur ajoutée. Longtemps, la salle et l’arrière-cuisine ont semblé présenter deux réalités bien différentes, sans que l’une n’interfère avec l’autre. Loin des savoir-faire prestigieux de l’artisanat qui avaient fait la renommée des grandes maisons, l’émergence dans les années 90 de marques misant purement sur une image déconnectée de tout « savoir-faire » (accessoires fabriqués à bas coûts, parfums chimiques sous-traités à des lessiviers…) a prouvé cette déconnexion. La multiplication des scandales, concernant l’origine de certaines matières premières (cruauté envers les animaux élevés pour leur fourrure, « blood diamonds » achetés dans des pays en guerre…) n’a guère impacté les ventes des principales griffes mondiales. Il semble toutefois que les marques privilégiant les produits durables, la préservation de métiers rares et des savoir-faire précieux, la traçabilité des matériaux utilisés, etc., tirent leur épingle du jeu. La France est le seul pays au monde où le luxe occupe le haut du classement des marques les plus valorisées. Vuitton, Chanel, Hermès occupent les trois premières places du classement Brand Z WPP/Kantar, suivies de près par Lancôme, Cartier et Dior. Le luxe pèse près de la moitié de la valeur du Top 50 français, tandis qu’au niveau international, ce sont les entreprises tech qui dominent le classement. Le luxe est historiquement un atout de l’économie française. Difficile toutefois de ne pas lire dans cette surperformance, une conséquence de son caractère patrimonial, misant sur son savoir-faire artisanal ou sur sa longue histoire. La démarche RSE, mieux assumée par les marques françaises que par leurs voisines, peut également expliquer cette survaleur. Au niveau mondial, tous secteurs confondus, les entreprises qui s’engagent dans la RSE ont en moyenne une croissance de leur valeur de marque plus rapide (+14%) que celles qui ne le font pas (+7%). Cela étant, face à un consommateur toujours plus exigeant, la mise en avant des savoir-faire et du « track-record » suffiront-ils ? Le storytelling peut-il se substituer à l’exercice de transparence qui semble exigé par le consommateur ? Le rêve vendu par le luxe peut-il alors survivre au désenchantement de l’arrière-cour ?  

Luxe et RSE, côté cour et côté jardin.

Le luxe ne correspond pas simplement à ce qui est rare, beau et cher. Il ne se limite pas à la qualité des produits mais implique des métiers, des artistes et artisans d’exception. Il traduit un soin particulier porté à la qualité des matières premières et à la satisfaction des consommateurs. Or, les consommateurs ont changé. « Dans notre industrie, il n‘y a pas d‘avenir sans développement durable. 13 % des acheteurs l’ont d’ailleurs intégré comme critère d‘achat. Cela peut sembler peu mais c‘est beaucoup si l‘on considère qu‘il y a deux ans ce chiffre était de 2 % », assure Carlo Capasa, le président de la Chambre de la mode italienne. L’origine des produits et leur fabrication ne sont plus cantonnées dans une arrière-cuisine, invisible aux yeux des consommateurs. Image et Responsabilité sont devenues toutes deux également visibles, comme les deux extrémités d’une scène de théâtre, « côté cour et côté jardin ». Les marques de luxe se doivent donc de continuer à vendre du rêve tout en assurant une certaine transparence sur l’ascendance des produits. Peut-on ainsi mélanger le « sacré » et le « prosaïque » ? La clé réside sans aucun doute dans l’invention d’une « RSE désirable », chemin qu’explorent certaines marques pionnières. La RSE est souvent perçue comme un engagement contraint et austère. Et la transparence imposée n’aide pas à la création du désir. Toutefois, si les marques du luxe renouent avec leur mission originelle, qui pourrait être définie, comme celle de « créer de la beauté dans ce monde », les planètes peuvent s’aligner. Certaines marques émergentes de luxe ou de mode ont montré le chemin. La stratégie de la DNVB (Digital Native Vertical Brand) Allbirds, par exemple, sur un segment premium (mais pas luxe), permet de percevoir certains leviers :

  • Communication sur l’impact local (au Pérou, en Nouvelle-Zélande…) des investissements industriels de la marque, par des cartes postales distribuées en magasin ou des reportages diffusés sur le web ;
  • Une présentation désirable des matériaux végétaux ou recyclés dont les qualités (confort, perspiration…) sont mises en avant, bien au-delà du simple aspect « eco-friendly » ;
  • Une excellence de service et un accueil personnalisé qui ringardisent l’expérience « fast fashion » ou « grand magasin » ;
  • Des boutiques au chic sans ostentation, congruentes avec la promesse de « luxe minimaliste » portée par la marque…

  Ces détails n’ont rien de particulièrement innovants, une fois isolés, mais ils permettent à la marque, par leur cohérence, de revendiquer une certaine intégrité. Offre, communication, service client… Une fois encore la réponse dépendra de la capacité à exécuter concrètement la promesse en la déclinant sur l’ensemble des dimensions de l’entreprise. 

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